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4 août 2008 1 04 /08 /août /2008 11:27

4 août 2008

 

 

Soudan : inculper ou ne pas inculper Omar El-Béchir ?

 

Gérard Prunier historien et politiologue, chercheur au CNRS, spécialiste de l’Afrique de l’Est et du Soudan.

 

La demande d’inculpation du président soudanais Omar El-Béchir, le 14 juillet, par la Cour pénale internationale de La Haye, a suscité quantité de commentaires dont beaucoup ont été très critiques. Cette acrimonie est d’autant plus curieuse que nombre de ces critiques s’étaient (justement) plaints de l’impuissance de la communauté internationale qui, depuis fin 2004, se contentait d’une intervention humanitaire mais ne parvenait à rien faire avancer politiquement. Que reprochent donc ces Cassandre qui vont de l’expert britannique conseiller de l’Union africaine, Alex de Waal, à Andrew Natsios, ancien envoyé spécial du président George W. Bush ? En gros, l’impossibilité de donner des suites pratiques à une éventuelle inculpation, le danger qu’elle présenterait pour le «processus de paix» au Soudan et les risques qu’elle créerait pour les travailleurs humanitaires aujourd’hui au Darfour. Examinons ces trois points.

 

Le premier est tout à fait correct : personne ne s’attend à voir la légion étrangère ou les Marines se saisir manu militari du président Omar El-Béchir et c’est sans doute une bonne chose. En effet lorsqu’on voit le vortex dans lequel s’est enfoncée l’intervention militaire américaine en Irak (et la même en Somalie en 1992-1993), on constate que faire le bonheur des peuples à la pointe des baïonnettes est un exercice qui réussit rarement. Une éventuelle inculpation du président soudanais (celle-ci n’est pas encore acquise et on ne connaîtra la décision des juges qu’en octobre ou novembre) ne doit pas viser à son arrestation mais à son renversement par le peuple soudanais lui-même.

 

C’est d’ailleurs là ce que le président Béchir craint le plus : arrivé au pouvoir en juin 1989 par un coup d’Etat alors que son parti, le Front national islamique, avait reçu 7 % des voix aux dernières élections, il n’a aucune espèce de légitimité. Son régime est un régime de fait, qui repose sur la force, l’intimidation des opposants (y compris arabes), les violations répétées des droits de l’homme (pas seulement au Darfour) et un bon million et demi de cadavres entre la guerre du Sud, poursuivie avec une énergie quasiment génocidaire jusqu’en 2002, et le Darfour. L’inculper ne doit pas viser à l’arrêter mais à encourager tous ceux qui, au Soudan, visent à éliminer le régime des «marchands de religion» (tujjar ad-din, le surnom des Frères musulmans en arabe soudanais) pour arriver à de véritables élections, car celles que promet le régime pour septembre 2009 risquent fort de ressembler aux récentes élections zimbabwéennes.

 

Mais, nous dit-on, «vous mettriez ainsi en danger le processus de paix». Lequel s’il vous plaît ? Si l’on parle du Comprehensive Peace Agreement (CPA) signé en janvier 2005 à Nairobi avec la guérilla sudiste du Mouvement de libération du peuple du Soudan (SPLM), cette vache sacrée de la diplomatie internationale est moribonde. A part le partage presque mafieux des revenus du pétrole qui ne bénéficie qu’aux élites du parti sudiste, personne n’a vu le moindre développement économique au Sud depuis la fin de la guerre. Le pouvoir, théoriquement partagé à Khartoum, reste le fief exclusif des islamistes et les armées se regardent en chiens de faïence et s’entre-tuent périodiquement comme cela vient d’être le cas à Abyei en mai. Les mesures contenues dans le CPA ont été tournées, manipulées, dévitalisées et privées de tout sens. Lorsque Béchir a lancé ses sbires sur le Tchad comme il l’a fait en février il ne s’est même pas donné la peine de prévenir son ministre des Affaires étrangères, Deng Alor, issu de la rébellion SPLM, alors qu’il est son soi-disant partenaire dans un «gouvernement d’union nationale».

 

Le processus de paix du Darfour, alors ? Mort. Complètement mort. Son unique signataire de mai 2006, Minni Minawi, a disparu de Khartoum et rejoint ses troupes repassées à la rébellion. Les autres groupes n’ont jamais cessé le combat, même si ce dernier est souvent confus.

 

L’inculpation va-t-elle cependant mettre en danger les humanitaires et les déplacés au Darfour ? Soyons honnêtes : oui. Et si, demain, une clameur s’élevait des camps de déplacés criant : «Arrêtez bandes de fous, si vous inculpez ce monsieur il va se venger sur nous», il faudrait effectivement tout arrêter immédiatement car on n’a pas le droit de s’acheter une belle âme sur le dos des victimes. Mais les victimes, elles, souhaitent continuer à se battre, alors mêmes qu’elles savent - mieux que personne - les risques terribles qu’elles vont courir. En effet comment peut-on expliquer la popularité dont continue de bénéficier le chef rebelle Abdel Wahid al-Nour, personnage qui n’a rien de charismatique et qui vit en sécurité à Paris ? Il refuse absolument tout processus de paix. Si les déplacés récusaient sa position, il leur serait aisé de le rejeter. Ils (et surtout elles) ne le font pas. Pourquoi ? Parce que lorsqu’on a vu mourir assassinés de nombreux membres de sa famille, lorsqu’on a perdu tous ses biens, lorsqu’on a vu brûler sa pauvre maison et égorgé son bétail, lorsqu’on a fui, lorsqu’on a été violée, on a passé un point de non-retour.

 

Qu’on se rappelle la dignité des républicains espagnols qui franchissaient les Pyrénées en mars 1939. Sur ces visages marqués ce qui se lisait, ce n’était pas la peur et la capitulation mais le désir de revanche pour les souffrances subies. Le peuple du Darfour en est là, et ce qu’il veut c’est la justice et sa revanche sur un régime de tueurs sans scrupule. Les finesses de la diplomatie occidentale lui sont étrangères. Il sait qui est son ennemi et il veut vaincre. Il en a le droit moral, d’autant plus que c’est lui, au premier chef, qui devra payer les pots cassés. Et qui sommes-nous pour ôter aux victimes même le droit de protester et de tenter d’utiliser l’arme des faibles, la justice ? Bien sûr, contrairement à ce qu’espèrent de gentils naïfs, l’inculpation du président Béchir n’aboutira pas, si elle a lieu, à un arrêt de la guerre et au début d’une ère de paix et de concorde.

 

Le régime soudanais n’a jamais respecté un seul de ses engagements. Mais comme tous les régimes fondés sur la violence minoritaire, il a peur et cette peur est salutaire. Il ne faut pas abandonner les victimes au motif qu’elles sont prises en otages par leurs assassins.

 

Auteur de: Le Darfour, un génocide ambigu, Editions de La Table Ronde, octobre 2005.

Source : Libération 
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